Lisbonne, une école portugaise de l'architecture et de l'urbanisme

par Ariella Masboungi

Y a-t-il une école portugaise de l’urbanisme et de l’architecture qui soit aimable à l’usager ?

Comment expliquer que ce petit pays, doté de deux prix Pritzcker, d’écoles d’architectures de renom, et de réussites urbaines majeures comme la recomposition urbaine de Lisbonne et de Porto, soit si « modeste » dans ses expressions urbaines, paysagères et architecturales ? En effet, le Portugal fait entendre sa voix bien au-delà de sa taille et de ses moyens financiers modestes, quand il est question d’architecture, d’urbanisme et de paysage.

L’urbanisme portugais allie le pragmatisme des projets à la planification stratégique, un engagement politique mais aussi un engagement social pour faire la ville pour tous dans la mesure du possible. Ainsi se développe à Lisbonne une continuité d’espaces publics gagnés sur la place incongrue dédiée précédemment à la voiture, notamment le long du majestueux fleuve Tage qui, grâce à la maestria du paysagiste João Nunes, redonne tranquillement la place au piéton, au flâneur, et à la contemplation, avec une sorte de longue chaise longue que constitue l’espace de pente vers l’eau.

Et cela s’étend sur des kilomètres avec le moins de mobilier urbain possible et l’art de déshabiller l’espace pour lui offrir pureté et accessibilité, tout en le dotant de kiosques servant au séjour, à la culture et à la restauration.

Sur la longue continuité gagnée sur le fleuve se poursuivent d’autres aménagements, œuvres d’autres paysagistes qui prolongent le caractère épuré inauguré par João Nunes, sans que quiconque cherche à inscrire sa marque par un ego mal placé.

Pour parler du paysage vu par les Portugais, citer João Nunes s’impose : « la pensée patrimoniale est un des moteurs de cette confiance accordée à la créativité du paysagiste : envisagée de manière positive, elle l’investit a priori d’une responsabilité qui légitime son action et fonde culturellement ses interventions. À Lisbonne, où l’héritage spatial et culturel est d’une grande richesse et diversité, se revendiquer d’une notion étendue de patrimoine misant sur l’avenir aussi bien que sur l’histoire est une posture délibérément provocatrice – posture que j’oppose aux notions rampantes d’identité et de conservation dont la dérive mène vers un immobilisme morbide et finalement « a-historique ». Un autre pan de la responsabilité du paysagiste dans notre société contemporaine. »

Les leçons du passé

Revisiter le passé est toujours utile. La tradition d’espaces majeurs est sans doute liée à la succession des tremblements de terre et catastrophes naturelles qui n’ont pas épargné Lisbonne, faisant naître un urbanisme de force majeure.

Premier acte en 1755 : le tremblement de terre génère une reconstruction initiée par le premier ministre, le marquis de Pombal, avec ses ingénieurs militaires rompus à l’art de construire des villes ex nihilo, mettant en œuvre l’expérience coloniale et composant ainsi notamment la spectaculaire Baixa.

D’autres espaces majeurs ont ainsi été conçus. L’actualité n’est pas sans lien avec cette capacité à générer des espaces publics majeurs grâce à une volonté politique affirmée d’embellir la ville, en prenant des décisions parfois impopulaires comme celle qui a initié le processus sur la place du Commerce lors du premier mandat de maire d’Antonio Costa.

Lisbonne a toujours su faire preuve de résilience face aux catastrophes tels que séismes, incendies et crises économiques. Les réalisations récentes (au cours des deux décennies) démontrent plus que jamais comment elle a su, malgré l’absence de moyens financiers et institutionnels et au pire des crises économiques, inventer un modèle sobre d’aménagement, notamment grâce à l’art d’utiliser les règles pour réaliser des projets, grâce aux trocs de constructibilité et bien d’autres astuces au service d’un projet urbain ambitieux mais sans moyens pour le passage à l’acte. La sobriété semble donc de mise et le manque d’esbrouffe architecturale est peut être lié à cette attitude historique.

De la sympathie portugaise des pratiques urbaines

Il n’existe pourtant pas de formation d’urbanisme au Portugal, enseigné toutefois en architecture, en ingénierie, en planification territoriale ou encore en sociologie… L’urbanisme portugais ne sort donc ni des salles de classes ni des manuels, mais résulte d’expérimentations nées de circonstances propices, par des professionnels aux yeux grands ouverts. Dans ce sens, on peut considérer que l’urbanisme « post-25 Avril » est une manifestation de cette capacité opportuniste de la discipline à s’emparer au bon moment de questions nouvelles.

Que dire alors de l’existence d’une école portugaise de l’urbanisme ? La souplesse et la capacité d’adaptation des trajectoires des urbanistes expriment une réticence forte à se conformer à tout cadre universitaire. La diversité des expériences invalide tout dogmatisme intellectuel et le fantôme de la dictature, jamais loin, refroidit toute prérogative d’institutionnalisation.

Plus que d’école, parlons de tournure d’esprit et de connivence entre des pratiques qui se greffent sur une histoire scandée par de hauts faits. Des sympathies intellectuelles qui ont fait leurs armes dans un contexte euphorique de construction démocratique se retrouvent aujourd’hui solidaires face à une situation de crise majeure.

Une définition fidèle de la pratique des urbanistes au Portugal serait, pour paraphraser le poète Luís de Camões, une « connaissance faite d’expérience », ou encore une « acquisition empirique de savoir », progressive, toujours attentive à l’imprévu et ouverte au changement. Comme le rappelle le poète, « Tout le monde est fait de changement / S’enrichissant toujours de nouvelles qualités ».

L’architecture comme plaisir et comme objet urbain

Contrairement à une tendance à faire la ville par l’architecture qui joue des muscles et cherche à exister per se, la promenade lisboète ravit par la justesse du propos architectural, par une amabilité au piéton, une virtuosité du rapport à l’espace public, une discrétion qui fait que l’on n’arrête pas de découvrir les détails raffinés des réalisations sans être ébloui par le geste, à quelques exceptions près comme le musée de la compagnie d’électricité en bord de fleuve qui offre toutefois l’usage de sa toiture comme belvédère et promenade.

Le souci de l’usage est prégnant car le plus souvent les nouvelles réalisations comme celles du terminal de croisières ou la Gare Sud offrent des terrasses le long du Tage ou un toit visitable et une continuité avec l’espace de déambulation piétonne de part et d’autre des bâtiments. On peut évoquer également à propos du siège de l’électricité dessiné par celui qui sera peut-être le futur 3° prix Pritzcker portugais, Manuel Aires Mateus, le jeu de perspectives fascinant sur le parvis et dans le bâtiment évoquant en permanence des tableaux cubistes.

Il ne faut pas oublier la capacité à faire d’un bâtiment un transport public en créant au bas de la colline du château un bâtiment qui offre un ascenseur permettant de franchir la hauteur du dénivelé tout en créant le seul supermarché de la Baixa, un belvédère et un restaurant au point haut, des caves découvertes en creusant la colline, etc. Le vernaculaire contemporain qu’évoque souvent Patrick Bouchain en quelque sorte !

LX Factory démontre d’une manière différente et ludique l’art de faire avec l’existant, de créer des lieux inattendus par le ré-usage de structures anciennement industrielles qui évoluent au gré des programmes qui se présentent ; le tout offrant une esthétique ébouriffée qui séduit tant les Lisboètes que les touristes.

Tout est-il donc parfait ?

Les villes sont en déséquilibre instable et l’action s’assortit de nombre de questionnements : comment jouer le développement durable sans maîtriser l’agglomération et avec des ressources limitées ? Comment passer à l’acte en période de crise et d’incertitudes ? Comment entreprendre avec peu de moyens financiers et institutionnels, voire techniques ?

Tel est le défi de cette ville qui confirme l’inventivité d’un petit pays en termes urbains, architecturaux, économico-sociaux et culturels. Et une ville peut mourir de son succès par excès de tourisme pouvant mettre en difficulté les populations et l’économie locales, amenant les pouvoirs publics à réfléchir aux modes efficaces de tempérer les excès touristiques sans renoncer à la manne que cela représente, mais aussi jouer la solidarité. Mais faut-il voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ? L’engagement dans la vision et dans l’action, sans complaisance ni autosatisfaction, semblent des gages d’avenir. Faisons leur confiance.

Article réalisé suite à un voyage d’études organisé en avril 2022 par Ariella Masboungi avec Eduardo Campelo et Manuel Salgado, également basé sur l’ouvrage réalisé dans le cadre des ateliers projets urbains : « Lisbonne, faire la ville en temps de crise » réalisé sous la direction de Ariella Masboungi avec Antoine Petitjean en 2013 et publié aux éditions du Moniteur.

“Intervenir sur les vides, miser sur les espaces publics qui révèlent la topographie de la ville et qui sont les lieux partagés par tous, est ce qui m’a vraiment intéressée à Lisbonne. Les lieux où on apprend à rencontrer l’autre, à se frotter à l’inconnu. En les dépouillant d'aménagements inutiles, ils sont propices à tous les usages. Il en est de même pour l’architecture. Souvent un seul matériau, toujours modeste, mais c’est la richesse de l’espace qui prévaut : « L'humilité est le remède à la vulgarité » disait Sainte Beuve. C’est ce que démontrent ces architectures qui tiennent sur l’essentiel et éliminent le superflu. Il est intéressant de noter que ces grands architectes portugais ont construit leur carrière localement et se sont nourris de leur territoire. C’est cette vérité qui défiera le mode et le temps."

- Corinne Vezzoni, architecte ayant participé au voyage d'étude à Lisbonne


L'auteur

Ariella Masboungi

Ariella Masboungi est architecte-urbaniste, grand prix de l’urbanisme 2016, auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels La Ville pas chiante, alternatives à la ville générique et Le Plaisir de l'urbanisme.